Les cordes sont amères et m’irritent les poignets. Elles sont belles de mon sang.
Quatre murs, voici le peu qu’il me reste. Quatre murs gras et quatre cent mille quarante-quatre briques, noires comme la suie.
Un sol humide.
Un tabouret et une corde qui m’entravent dans la douleur.
Et cette putain de télévision, tube cathodique en état imparfait de fonctionnement.
Je ne sais plus comment je suis arrivé ici.
Ai-je seulement dormi ou suis-je en train de rêver ?
Le temps semble s’être dissout et me sort par les yeux, mélasse sans commencement sans fin qui me ruisselle le long des joues, me souille la bouche et me coule comme de l’urine le long des chevilles, puis remonte à rebours, m’escalade les jambes et le torse puis vient salement me croupir dans la gueule et stagne. Ce truc m’enterre de l’intérieur.
J’ai mal aux orbites.
Parfois je saigne des pupilles.
La télévision fonctionne sans arrêt.
Il était venu me chercher de nuit, un ami à moi. Après être arrivé ici, je m’étais assis sur le tabouret. On m’avait attaché les mains avec cette corde. On avait allumé le poste et depuis, je regarde la télévision.
La toute première émission avait été une télé-réalité. Douze candidates, douze futures épouses s’affrontaient pour remporter des opérations de chirurgie esthétique dans le but d’être parfaites pour leur mariage. Chaque semaine, une d’entre elles gagnait le droit de passer sur le billard. Une autre était éliminée.
On assistait à tout : lifting, botox, liposuccion, rhinoplastie, augmentation ou réduction mammaire, ablation des kystes, vaginosplastie, rehaussement ovarien, blépharoplastie inférieure et supérieure, canthopexie, nymphoplastie et j’en passe et des meilleures.
Pendant des heures, des mois ou des secondes, je ne sais plus vraiment, j’observais des scalpels et des doigts s’introduire sans ménagement dans des chairs molles et abandonnées, perdues dans les anesthésiques. Et des gants en latex pour décoller des peaux, trancher des tissus, gonfler et se voir dégonfler des œdèmes, couler des graisses, briser des os. On savait très bien faire et ôter des côtes, scier des tibias, raboter des mâchoires.
On incisait avec précision et sans trembler nullement, avec fantasme.
On brûlait même certains visages au phénol. Les médecins disaient que c’était comme une cure de jouvence.
Il y avait beaucoup de sang qui faisait comme des morceaux de mort sous les néons blafards des bloc-opératoires, comme des mues d’araignées inertes. Je ne me souviens plus de la voix des candidates, mais je me rappelle avec force des bruits métalliques que faisaient les outils et les instruments chirurgicaux.
Ces femmes pleuraient au moins une fois par épisode. Toutes.
La grande gagnante se voyait offrir le mariage de ses rêves par la production, en plus d’une ultime opération. Malheureusement, le mari de l’heureuse élue s’en alla, car il n’aimait pas ce que sa promise était devenue. Elle se suicida quarante-quatre jours après sa victoire.
Voici la première émission telle que je m’en souviens.
J’étais venu seul ici, de mon plein gré.
Mon ami qui m’avait emmené ici s’appelait Thomas. Je ne savais rien de lui. Il portait un cargo noir, un blouson noir, des gants noirs et une cagoule. Ce sont des signes de confiance. Il était venu me chercher de nuit, et m’avait jeté dans un coffre de voiture après m’avoir ligoté.
Maintenant je regarde la corde, et c’est elle qui m’a dit que j’étais venu de mon plein gré.
J’ai très mal aux os. Le tabouret me rentre dans le cul et me perfore le coccyx, creuse chacune de mes vertèbres et me dessoude les omoplates. Je sens un amalgame de lave, d’aiguilles et de glu se répandre et me couler des épaules jusque dans le rectum. Chaque mouvement est une agonie squelettique de carne.
Il y a 37 os et 52 ligaments qui composent votre bassin et votre colonne vertébrale. Je le sais car j’éprouve avec horreur chaque millimètre de moi calcifiée. Ils sont autant de couteaux qui me hurlent la fièvre, et j’ai le dos comme une chenille de tracteur morte.
Quand je ferme les yeux je vois la télé.
Le deuxième programme dont je me souviens était une compilation ininterrompue de documentaires sur des passions étranges. Dans le désordre, voici quelques-unes qui me reviennent : collectionneurs de contenants médicaux pour la collecte des selles, jongleur de vide, distributeur d’absence dans les parcs d’attraction, clowns zoophiles, simulateur de deuil, suceur de trou, …
Deux d’entre eux m’avaient particulièrement marqués. Il s’agissait des marionnettistes de viande et des taxidermistes surprises.
Les premiers s’amusaient, non sans facétie, à créer toutes sortes de poupées avec des morceaux d’animaux morts. Ils harnachaient, de manières méticuleuses et inventives jarrets, tendons, poitrines, steaks, cœur, langues, scrotums et autres abats à tout un ensemble savant de nerfs, d’os, de ligaments, d’argiles, de boue et de sang afin d’offrir aux spectateurs incrédules l’émerveillement secret des joies bouchères.
Les peaux étaient conservées pour les costumes et les yeux toujours d’origine.
Ces gentlemen avaient le bon goût d’organiser des représentations théâtrales avec leurs créations. Ainsi j’ai pu assister à Œdipe désossé, l’Avare de sang, Blanche chair et les sept reins, Le Cid décharné, le festin du roi lion. Pour ce dernier, ils avaient décimé un troupeau entier de lions, plusieurs phacochères, un régiment de singes, une centaine d’hyènes. Les chansons avaient été très belles.
L’oiseau qui jouait le rôle de Zazu, un magnifique calao à bec rouge, avait été gardé vivant tout le temps de la représentation. Toutefois, à la fin du spectacle, lors du salut au public, il fut mis à mort.
Pour des raisons évidentes de conservation, les performances charcutières ne se faisaient que dans des chambres froides, et on sonnait l’entracte lorsque les tissus commençaient à brunir. Il y avait alors une entrée discrète, solennelle, quasiment intime d’une troupe d’artistes qui s’appliquaient non sans mal à nettoyer le sol de tout caillot de sang, lambeau de chair ou trace de merde.
L’émission s’était conclue sur un concours de beauté afin d’élire Miss Viande. On avait pu admirer le groupe de boucher-maquilleur redoubler d’efforts pour l’occasion : velours de couennes, drapés d’intestins, rognons en soie, dentelles de tripes, strass, paillettes et poumons, et les mouches aussi.
La grande gagnante était le sosie viandesque de Marlène Dietrich, recomposée depuis trois races de porc des quatre coins du monde et d’un âne. Au moment de son discours, on eut peine à l’entendre, tant les foules étaient en délire, et les mouches aussi.
Quelle heure est-il ?
Pour les taxidermistes surprises, c’était une autre paire de manche.
Les types venaient chez vous pendant votre sommeil ou votre absence, puis ils empaillaient quelque chose, n’importe quoi : votre colocataire, votre chat, votre congélateur ou votre femme. Ils travaillaient toujours en groupe et de manière irréprochable.
La combine reposait sur un ingénieux système d’inoculation subtile de drogues dans votre logement : éther diéthylénique et sévoflurane dans les conduits d’aération ou le réseau de gaz, combiné à une dilution progressive de benzodiazépine dans les arrivées d’eau.
Parfois, ils sonnaient aussi chez vous, entraient de force et vous mettaient un coup de barre à mine dans le crâne.
Une fois leur future victime inconsciente et prête à collaborer, ils commençaient leur travail récréatif, généralement sur la table de votre salle à manger.
La première étape était la plus pénible : après avoir pratiqué des incisions discrètes (derrières les oreilles, sous les aisselles, entre les cuisses) il fallait retirer les organes et les graisses, vider le sang et se débarrasser de toute cette saloperie superflue.
Ils avaient pour ça préalablement stationné une fourgonnette quelconque qui justifie le transport de caisses opaques avec le logo matière organique depuis votre maison jusqu’aux usines de traitement des déchets. Souvent, il s’agissait d’une camionnette blanche type combi Volkswagen, floquée au nom d’une entreprise de dératisation ou de nettoyage chimique.
Bien entendu, nos types portaient des combinaisons particulières, blanches en polypropylène, doublées d’un masque à gaz à filtre combiné : quatre cartouches par utilisateur.
En même temps que, mettons votre femme, se faisait vider de ses substances, se laisser aller morte à la déconsistance habile des artisans funèbres, la peau était traitée par un opérateur à l’aide de diverses chimies.
Venait ensuite le temps de l’empaillage à proprement parler. Le réceptacle qui vous servait d’épouse était bourré de paille, de coton, de laine ou de chiffons, puis méticuleusement installé inerte sur votre canapé, vos chiottes ou dans votre lit.
Vous rentriez chez vous et retrouviez votre bien-aimée, à jamais obéissante et docile, momifiée par surprise dans l’infini cauchemar des remplissages.
La pièce d’où je vous parle est très humide. Le sol est glissant, les murs sont imbibés de poisse. Le plafond transpire et suinte l’absence. Où que je pose les yeux, je ne vois que pierres noires et huiles aux reflets obscurs.
Les acides de mes intestins dénudés cahotent, et puisqu’on ne me donne pas à manger quand je suis conscient, je me vide de bile. Je suis couvert de vomissements. Certains sont secs et d’autres sont encore frais. Certaines de ces déjections m’appartiennent, je crois.
Il fait très sombre. Il n’y à que l’écran de la télé pour me percer les yeux et nous aveugler, lui, mes ténèbres et moi.
Il y a une autre émission dont je veux vous parler. Il m’a fallu du temps pour m’en souvenir. Elle avait été totalement annihilée de ma mémoire, ne laissant qu’un espace vide, mou, à vif, comme oblitéré de moi par l’amoncellement immonde des cavités béantes analogiques. Elle m’est revenue à l’instant, et je la revois, d’un coup d’un seul, dans un calvaire électrique hallucinogène.
C’était encore un de ces horribles jeux voyeurs, dans lequel tout le monde perd, et où personne ne s’amuse. Les gens qui produisent ces horreurs et qui ne veulent que notre bien appellent ça la télé-réalité, mais ça n’a rien à voir avec la réalité, et ce n’est que de la télé, c’est-à-dire du mensonge avec un budget supérieur au vôtre, et des guignols des deux côtés de l’écran.
Le principe de l’émission était la suivant : quatorze candidats devaient survivre sur une île déserte, aride et inhospitalière. Un tas de sable dégueulant gravats et solitude, sous un soleil de fer, en plein milieu d’une eau trouble et cauchemardesque.
Le tour de force de ce programme était le suivant : tous les candidats souffraient de maladies graves, de handicaps sévères ou de troubles mentaux.
Les choses avaient mal tourné dès le départ. Il était évident que rejoindre une île à la nage depuis un zodiac lancé à 80 km/h était une idée de merde.
Il était évident que Didier, tétraplégique, n’aurait jamais eu cette idée-là.
Un mort.
À peine arrivés sur l’île, les choses se compliquèrent pour nos protagonistes.
Gilbert, assistant comptable dans le domaine des assurances et atteint de mycobacterium leprae – la lèpre – eut le malheur de se faire piquer par un scorpion, sitôt qu’il se débarqua lui, ses moignons et ses croûtes sur le sable.
Cela inquiéta outre mesure Suzon, croulante blonde à la peau vermoulue, atteinte de démences paranoïaques et d’hypocondrie. Hors d’elle-même, incontrôlable, elle se mit martel en tête et entreprit d’amputer Gilbert. Elle s’en alla furieuse sur les rochers mouillés pour trouver le coquillage le plus tranchant possible, glissa, perdit l’équilibre et chuta lourdement. L’arrière de son crâne vint se fendre sur la roche et explosa dans un mélange de porcelaine et de confiture.
Son corps demeura sur les pierres sombres pendant un bon quart d’heure, agité de spasmes, sous le regard médusé des candidats. Deux morts. Le jeu pouvait commencer.
La plupart du temps, les candidats essayaient de survivre tant bien que mal : construire un abri, trouver de quoi bouffer, entretenir le nécessaire, esquisser péniblement un sourire en se remémorant le fait qu’ils n’étaient pas crevés.
Et puisque la vie n’est pas qu’un long tube digestif à l’intérieur duquel s’échelonnent phases d’éveil et de sommeil, il fallait aussi sociabiliser, prendre soin de la parole et du rire, se faire une place sur l’épaule de quelqu’un pour pleurer un peu.
À force de larmes et de confidences, on eut la chance de voir naître une romance entre Abdel, atteint d’hémorragies intestinales putréfiantes et compulsives, et Marie-France, qui souffrait de kératite amibienne, infection rare par laquelle se développent à l’intérieur de l’œil des parasites grouillants, entraînant des lésions autour des yeux puis la fonte progressive de la pupille et de la cornée.
Vers la fin de l’aventure, la production s’était arrangée pour capturer un moment d’intimité entre les deux jeunes gens.
Quel spectacle quand, après l’amour, Abdel vomit une glaire liquide et abondante de merde noire et de sang coagulé au visage de Marie-France. L’infection empira donc, naturellement. Elle fut emmenée d’urgence à l’hôpital, mais les parasites avaient pénétré le cerveau.
Marie-France décéda seule et dans toute la dignité possible. Le lendemain, Abdel se suicida.
Quatre morts.
Je vous passe le récit intégral de l’émission, tant l’horreur qui y règne était insoutenable. À chaque seconde : plaies, ulcères, brûlures, chancres, coliques. Que de sanglots, de cris et de désespoir.
J’ai une pensée émue pour Jeremy, atteint d’ostéogenèse imparfaite, ou maladie des os de verre. Ce dernier avait voulu faire une surprise au groupe en allant chercher des noix de coco. Éloigné du campement, son fauteuil roulant s’enfonça dans le sable, et il se retrouva pris au piège, immobile pendant trois jours : déshydratation complète, séché sans demander son reste. Cinq morts.
Et les plus heureux de tous étaient les rapaces nécrophages.
Gilbert, notre lépreux de compétition, remporta l’émission haut la main après moult fils-de-puterie en sa qualité de comptable dans le domaine des assurances. A lui l’honneur, la gloire et les 2000 balles de chèques-vacances pour s’en aller cuire deux semaines l’été suivant au camping de la Pérouse, qui se trouve du côté d’Arcachon.
Lorsque le présentateur lui remit le totem symbolisant la victoire, les deux épaules de Gilbert cédèrent sous le poids de l’objet, et le trophée tomba au sol, entraînant la chute malencontreuse des bras, coudes et mains de notre gagnant.
Doué d’un esprit tragi-comique exceptionnel et du sens de l’image, Gilbert se tourna face caméra et déclara : « J’ai gagné ! Les bras m’en tombent ! »
Voilà à peu près tout ce dont je me souviens. Toutefois depuis peu, les choses ont changé. La télé diffuse par intermittence, comme par erreur, les images d’un homme assis sur un tabouret. Il est nu et sale, ses mains liées dans le dos par une corde.
Je n’ai aucune idée de qui il peut être.
*
– M. Kazscinsky, votre homard fumé sur son velouté de petits pois et sa dentelle de safran. En vous souhaitant une excellente dégustation.
M. Kazscinsky le regarda avec dédain. Il attendit que le serveur s’en aille avant de reprendre la conversation avec la charmante femme qui l’accompagnait :
– … Voilà pourquoi j’ai arrêté de produire pour le grand public. On n’est jamais vraiment libre de faire ce qu’on veut. Le nombre, c’est la mort. Bien sûr, j’ai dû renoncer à des rétributions très confortables, mais ce genre d’expérience est très prisée des connaisseurs, et les cachets sont exceptionnellement élevés. Et puis, je ne suis nullement contraint par quelques attentes commerciales. On trouve dans ces chemins de traverses, que certains peuvent juger déviants, bien des formes nouvelles d’idées et de réalisations. J’aime aussi me tenir proche de mes spectateurs : je connais leurs goûts, leurs envies, leurs exigences, j’ai des échanges avec eux, je les fréquente, et nous établissons une vraie relation de confiance. Par exemple, ma dernière œuvre m’a demandé beaucoup d’effort afin de satisfaire mes clients ! Plusieurs mois de préparation, de tournage, tout un suivi dans l’évolution physique et psychologique… Tandis que, pour la production télévisuelle classique, vous faites de la soupe seulement potable, pour la masse, le quidam, cela doit être bien tiède, bien convenu, surtout aucune prise de risque ! Non vraiment, on ne peut pas appeler ça de l’art.
– Oh Thomas ! Vous n’avez que l’art à la bouche !
